« KuklArt » Magazine
Moi, Sisyphe – un vol, un coup, une chute et une remontée
Siyana Nedyalkova / Échos

Ensemble, ne serait-ce que l’espace d’un instant, nous réussissons à nous détacher de la réalité connue afin d’habiter d’autres espaces … Le théâtre offre l’opportunité non seulement aux artistes mais aussi au public de côtoyer le métaphysique. L’insubstanciel qu’on ne pourrait ni voir ni même sentir dans sa matérialité. Seuls nos sens supérieurs pourraient parvenir d’une certaine façon à se rapprocher, ne serait-ce que d’un brin, de la connaissance des vérités existentielles. Le personnage mythologique de Sisyphe dans le spectacle de Veselka Kuncheva incarne l’absurdité qui poursuit l’homme tout au long de sa vie, le déchire du désespoir de chercher et en même temps de ne jamais pouvoir trouver les réponses aux questions essentielles : Pourquoi je suis ici ? Pourquoi je vis ? Tout comme le héros du mythe grec, l’homme porte un fardeau sur ses épaules toute sa vie. Ce fardeau, ce sont ses péchés, son passé, soi-même, son essence, tissée de l’errance continuelle dans le labyrinthe du sens. Le cycle éternel, la répétition incessante des jours le fatigue, mais jamais au point de tout lâcher et s’en détacher. Au contraire, l’homme ne fait que s’accrocher d’avantage. Continuellement il essaye de trouver le côté sombre de toutes les choses lumineuses auxquelles il croit. Petit à petit, ce morcellement chirurgical en mille morceaux détruit son âme. À force de ne jamais trouver de réponse à ses questions, l’absurdité s’installe confortablement dans son conscience.
La tâche de l’acteur est très complexe et difficile. Le personnage qu’incarne Stoyan Doychev n’est pas une personnalité littéralement empruntée de notre temps. Il personnifie une philosophie de la vie des gens, de ce qui est commun à l’existence. Son jeu n’est pas verbal, il ne peut compter que sur le langage corporel, les expressions du visage et ses compétences plastiques. Naturellement, l’expressivité du spectacle ne serait pas la même sans les marionnettes conçues par Marieta Golomehova. Elles renforcent le dramatisme du destin humain, expriment les émotions fortes de déchirement éprouvées par l’individu. Le spectacle décrit la vie humaine à travers cette pierre toujours repoussée. Le spectateur est amusé de voir la petite marionnette qui commence à peine à apprendre comment soupirer et siffloter, et dont l’apprentissage provoque de la fierté et de la gaieté. Stoyan Doychev luttera sur scène non seulement avec la pierre de Sisyphe mais aussi avec les nombreux sens qu’il cache en lui-même, dans son monde intérieur. Les marionnettes surprennent de plus en plus par leur singularité – parfois, elles se trouvent sur ses épaules ou sur ses genoux, et la lutte que le comédien mène avec elles se grave dans la conscience du spectateur ; elles représentent des constructions sémantiques compliquées, on voit un accordéon de têtes humaines, l’homme ressemble à un instrument – c’est de lui que naît la musique ; le bris vertical d’une tête dévoile d’autres plus petites encore, tel un œuf, la personnalité habille sa véritable essence dans des coquilles multicouches afin de protéger le noyau vif. L’exercice du comédien Stoyan Doychev est complexe à deux niveaux : d’une part il doit être très concentré sur ses mouvements plastiques et sur les marionnettes, d’autre part il ne doit jamais perdre de vue le sens global du spectacle. Il doit sans cesse dialoguer avec soi et son âme. La lutte des six cubes, incarnation du fardeau que nous portons tous, est silencieuse, aucun fond sonore, aucun mot, on observe simplement l’effondrement de l’homme.
Tout ce jeu avec les marionnettes ressemble à une danse qui se transforme progressivement du tango au sirtaki. La musique de Hristo Namliev est partie intégrante de la vision complète de ce spectacle. À l’issu de toutes ces scènes où Stoyan Doychev lutte non seulement avec soi-même, mais aussi avec tous les obstacles qui l’entourent, il continue sa danse de sirtaki tout en souriant – une métaphore de la recherche de cette force de vivre malgré tout.
Même si le spectacle est fondé sur l’essai Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, le texte du philosophe ne figure pas. Les seuls mots qui nous parviennent sont ceux écrits par le metteur en scène Veselka Kuncheva et prononcés par le comédien Leonid Yovchev. Les vers sont la substance qui unit le tout et permettent de nous convaincre, si besoin en est encore, de la sincérité de cette confession, partagée sur scène. Ils concentrent la philosophie de tout le spectacle : le bonheur d’une vie ne réside pas dans la quête de son sens mais bien dans l’acte de vivre.
si je savais seulement,
si seulement je savais,
juste un peu,
si peu,
j’allais dans la pierre
inscrire ma vie
afin de me souvenir que
je ne savais pas
que la douleur pouvait exister
(Veselka Kuncheva, quelques vers librement traduits de son texte pour Moi, Sisyphe)
