« KuklArt » Magazine
Plongée dans un monde en papier et pierres
Nikola Vandov, Mihail Baykov / Personnalités

Nikola Vandov. Comment en es-tu arrivée à ton travail actuel ? Aucun enfant ne rêve de devenir scénographe. Tu commences comme actrice et puis tu décides de devenir scénographe. Comment cette réorientation s’est-elle passée – impulsion ou miracle ?
Marieta Golomehova. Un simple concours de circonstances. Une accumulation quelconque. Mon travail de comédienne m’a emmenée à explorer des personnages, à extraire leur caractère et je dessinais beaucoup sur les textes de mes pièces de théâtre. À tel point que parfois on ne voyait plus le texte. C’était ma façon de me concentrer lors de nos premières répétitions qu’on appelle lectures à table. Une de mes collègues du théâtre à Gabrovo, Ruja Nikolova a vu par hasard des pièces que j’avais illustrées. Elle m’a recommandée comme costumière pour un spectacle d’enfants. Je me souviens que je me suis beaucoup amusée avec Le Magicien d’Oz. Quand plus tard j’ai décidé de quitter le théâtre à Gabrovo et de venir m’installer à Sofia, je n’étais pas tellement occupée par mon métier de comédienne. J’ai alors décidé de m’inscrire aux cours de Scénographie à l’Académie Nationale d’Art Théâtral et Cinématographique. Je me souviens avoir eu l’envie à cette époque de créer un spectacle d’après l’une des œuvres d’Emily Dickinson. J’avais aussi des idées pour un spectacle d’après les textes de Gianni Rodari. C’est ainsi que je me suis aperçue que le travail de scénographe me procurait un bien plus grand plaisir que le travail sur les personnages en tant qu’actrice. Depuis le début de mes études en Scénographie, en 1999, de nombreuses propositions de pièces de théâtre se sont présentées à moi, et soudain mes projets en tant que scénographe sont devenus plus nombreux que ceux de comédienne.
Nikola Vandov. Et comment l’intérêt pour la marionnette en scénographie est-il venu ?
Marieta Golomehova. J’ai vu une exposition du travail des étudiants du professeur Maya Petrova qui m’a énormément impressionnée. Ils avaient fait des autoportraits visuels. Je me suis alors dit que si je pouvais faire la même chose, je la ferais avec plaisir. En même temps, à cette époque je n’avais la moindre idée de changer de métier. Pourtant, je savais que s’il y avait quelque chose qui allait substituer mon travail de comédienne, ce serait dans ce domaine-là. Les étudiants avaient créé un endroit féerique, et je me suis rendu compte combien ce monde en papier et pierres m’émouvait … Comment on pouvait bouleverser le monde et le transformer en conte. Je n’oublierai jamais le travail d’un des étudiants qui avait imaginé une installation dans le couloir. Pour accéder à l’exposition, il fallait traverser l’installation. À l’époque on n’avait pas accès à Internet, on n’avait pas ce regard sur ce qui se faisait dans le monde … Ce que j’ai vu à ce moment-là m’a donné le sentiment qu’il fallait se déchausser et entrer sur la pointe des pieds. C’était très émouvant. Cet événement a bouleversé ma vie au point que des années plus tard je revenais toujours à ce sentiment dans mon travail. J’essayais de recréer un univers semblable au leur.
Nikola Vandov. Comment as-tu rencontré le metteur en scène Veselka Kuncheva ?
Marieta Golomehova. Je faisais déjà mes études en scénographie chez la professeur Maya Petrova. Veselka est venue, c’était peut-être à la fin de la première année, et m’a proposée de travailler sur Petit Zacharie, surnommé Cinabre d’après Hoffmann pour son spectacle de fin d’études. Ce qui m’a impressionnée le plus chez elle, c’était son énergie. Nous étions assises dans un restaurant. Pendant qu’elle me parlait, elle n’arrêtait pas de se lever, de marcher. Pourtant, les tables étaient entassées les unes à côté des autres, mais elle marchait sans faire attention aux gens, elle gesticulait, ses doigts se sont mis à trembler, elle ne pouvait plus coordonner ses mouvements. Elle a vite attiré l’attention des clients du restaurant, alors que je ne me sentais pas très à l’aise. P lus tard, quand elle m’a présenté son idée et le thème qui l’intéressait, j’ai été complètement conquise. Elle a dit : Ce qui m’intéresse, c’est la médiocrité. Ce thème m’a toujours interpellée parce qu’il est lié à moi-même, c’est-à-dire à l’idée qu’il faut incessamment lutter contre sa propre médiocrité. Le talent ne te rend pas moins médiocre et parfois tu ne réussis pas à l’utiliser afin de surmonter la médiocrité. Ce thème et la manière dont elle en parlait m’ont énormément impressionnée. Plus tard, elle m’a confié son ressenti de cette première rencontre. Elle m’a dit que je m’étais beaucoup enthousiasmée, et tel un vampire je lui avais littéralement bu l’énergie et je l’avais apaisée. Elle a voulu dormir pendant deux heures après. (elle rit) C’était sans doute une sorte de surexcitation mutuelle qui nous a signalé que nous avions quelque chose à nous dire et que nous pouvions travailler ensemble. Autant que je sache, c’est le professeur Slavcho Malenov qui m’a recommandée à Veselka Kuncheva. D’ailleurs, c’est très important pour les étudiants de trouver justement à cette période une personne qui partage leurs idées. C’est le moment où ils construisent leur personnalité et ils démarrent. Si, étant étudiant, chacun travaille de son côté, il ne peut pas former une équipe et la suite de son chemin professionnel sera d’autant plus compliquée. Je me rends de plus en plus compte que la scénographie seule ne vaut rien. Il faut qu’elle soit liée au son, à la musique, à la langue du spectacle, à l’action des acteurs. Si elle est simplement quelque chose de magnifique qu’on ne manie pas, c’est une scénographie morte qui n’est bonne à rien. Ce n’est que le laboratoire qui m’a permis de voir dans quelle mesure les éléments pouvaient être effectifs. Ce sont ces laboratoires qui sont les plus importants pour moi en tant que scénographe. L’opportunité offerte par le Théâtre de marionnettes à Stara Zagora pour cette vérification avant de commencer le travail sur scène, le développement technique, les essais avec les acteurs est inestimable à mes yeux … C’est cela qui me rend un scénographe différent, j’ai simplement eu cette opportunité d’essayer, d’expérimenter.
Nikola Vandov. Y avait-il un laboratoire avant le spectacle The Big Quixotic Jungle ?
Marieta Golomehova. Il n’y a pas eu de laboratoire avant The Big Quixotic Jungle. En revanche, il y a eu de telles disputes avec les acteurs qu’elles valaient largement un laboratoire. C’était juste après le spectacle Pinocchio-interdit aux enfants. J’avais donc une certaine expérience avec ces artistes, ils nous faisaient confiance, à Veselka et moi-même, et il ne fallait pas se battre pour accorder du temps aux expérimentations. C’est vrai que le temps est une de nos exigences maintenant. Les gens qui nous invitent savent que la période doit être un peu plus longue pour se permettre d’expérimenter des choses que nous ne savons pas si elles peuvent marcher sans avoir essayé.
Nikola Vandov. Après cette transition du théâtre dramatique au théâtre de marionnettes, tu as fait un retour en arrière, et même vers des spectacles d’opéra. Comment expliques-tu ce mouvement ? Et plus important encore – qu’est-ce que les marionnettes peuvent offrir de plus que le théâtre dramatique ? Quelle est leur chance ? Comment les utilisez-vous ? Comment leur faites-vous confiance ?
Marieta Golomehova. Je n’ai jamais séparé ainsi les choses. Soit le théâtre existe, soit il n’existe pas. Et il est soit vivant, soit mort. Le choix des moyens dépend du thème qui t’intéresse. Parfois c’est un théâtre de marionnettes non pas parce qu’il y a des marionnettes, mais parce qu’on a recours à un théâtre d’objets ou des éléments qui sont considérés comme faisant partie du théâtre de marionnettes. Je n’ai jamais mis de frontières entre le théâtre dramatique, de marionnettes et l’opéra. Souvent, nous partons du thème. Si c’est un thème qui interpelle Veselka et pas moi, j’essaye de trouver petit à petit un chemin, en cherchant à travers mes propres expériences. Si nous faisons une bonne équipe, c’est parce que nous sommes intéressées par les même thèmes. Nous avons grandi ensemble sur le plan professionnel, même nos chutes sur le plan émotionnel sont liées à ce que nous faisons. L’appréciation, le bilan, les titres … apparaissent comme s’ils étaient fonction de ce que nous avons vécu, des erreurs que nous avons commises. Comme si tout est lié à notre vie. Ce n’est pas simplement un thème que nous abordons et développons. Tous ces thèmes sont liés à notre histoire personnelle.
Nikola Vandov. Dans un entretien, elle affirme que tu es son professeur dans le domaine du théâtre professionnel. Qu’est-ce que tu lui as apprise ?
Marieta Golomehova. Je sais une chose que je lui ai apprise. Et c’était tout au début. J’ignore si c’est à cause de mon premier métier d’actrice … Quoi qu’il en soit, je crois qu’on ne lui avait pas expliqué que l’acteur a besoin de tâches. Je sais que c’est une chose que j’ai pu lui expliquer. Et dans de nombreux cas nous avions eu des discussions concernant l’approche qu’il faut avoir envers l’acteur. Elle est un bon psychologue, elle sait ce qui peut provoquer un comédien, ce qui le propulserait, mais elle ne sait pas toujours comment le faire actionner dans la direction voulue. Au début nous consacrions beaucoup de temps à trouver quelle tâche il fallait donner aux acteurs pour leur faire prendre la direction que nous voulions, comment les provoquer de manière à les faire agir. Si je lui ai appris quelque chose, ce sont les expérimentations, comme nous les appelons, ces provocations de l’acteur. Au-delà de cela, Veselka est un artiste sûr de soi. Ses recherches sont concentrées sur le son et le mouvement, et comment les unir harmonieusement. Durant les dernières années nous nous efforçons à trouver la forme juste. De son côté, elle recherche une même chose qu’elle n’arrive pas à saisir. Et puisqu’elle n’y arrive pas, elle a ce sentiment d’insécurité. Je ne peux pas le nommer parce que c’est un ensemble de son, de rythme et de forme. Sa langue. Elle essaye de la trouver en ce moment. Et je cherche avec elle notre langage d’expression. Non pas parce que nous allons l’utiliser dans tous nos spectacles mais parce qu’il y a quelque chose qu’elle ressent. C’est comme une grossesse en quelque sort. Quelque chose qui doit naître mais qui ne le peut pas. Lors des deux derniers laboratoires elle s’est concentrée sur ce travail en groupe, cette forme rythmique fournie par la musique. Mais je l’observe et je trouve qu’elle devient de plus en plus sûre d’elle tel un chef d’orchestre qui travaille avec le son. Elle ressemble littéralement à un chef d’orchestre. Elle a des gestes d’un chef d’orchestre lorsqu’elle est prise par l’émotion. À mes yeux, un artiste talentueux a une vraie sensation de rythme de l’image, du son. Tout va dans le vrai rythme, dans l’interprétation musicale. Veselka a une sensation remarquable de la musique de l’univers qu’on crée. Et elle se dirige de plus en plus vers ce vrai rythme car elle est très sensible. Cette émotion n’est pas visible en apparence mais lorsqu’elle prépare une scène, elle a des trouvailles exceptionnelles dans cette vague d’émotions qui envahit le public à certains moments. C’est le ressenti que j’ai, et je n’ai aucun mérite. C’est son monde. Le sien et le mien.
Nikola Vandov. Je pense que ce torrent d’émotions était extrêmement fort dans María de Buenos Aires, à l’Opéra national de Plovdiv …
Marieta Golomehova. Il n’y a pas eu de temps pour les expérimentations. On devait réagir vite et sur place. La façon de travailler est différente – on travaille séparément avec le chœur et les musiciens … Tout cela devait être rassemblé et organisé très vite. Nous avons réussi à avoir de l’espace où répéter avec des artistes et un décor. Et puisque tout est en direct – un chœur et des acteurs qui chantent, l’émotion est deux fois plus puissante. Tout naît à l’instant. Je pense que c’est la raison pour laquelle Veselka souhaite toujours revenir à l’opéra. L’opéra lui donne cette opportunité. Et c’est aussi pour cela que nous avons repris Jesus Christ Superstar.
Nikola Vandov. Je souhaite te faire revenir à un spectacle emblématique de votre travail d’équipe. Comment est né Moi, Sisyphe, et qu’est-ce que vous a apporté ce spectacle ?
Marieta Golomehova. Je commencerai le récit à partir de la naissance de ce spectacle. Je devais justement commencer un spectacle au Théâtre de marionnettes de Sofia. Nous devions le faire avec Veselka Kuncheva et Ina Bozhidarova. Finalement, le spectacle ne s’est pas fait. Lorsque nous sommes rentrées, nous avons décidé de faire un spectacle qui serait le nôtre et qui n’allait être lié à aucun théâtre national. Alors, mon ami Christian Thomas a proposé de nous aider financièrement, et nous avions la liberté d’essayer, de faire des recherches parallèles avec l’acteur pendant six mois. Nous répétions à la maison. Nous sommes allées ensuite sur une petite scène. Je me rappelle des collant filés par terre, du sable parsemé dans mon salon … On faisait des masques en caramel et on les mangeait. C’était l’enthousiasme de la liberté de création sans être dépendant de personne, sans que personne vienne te presser avec des délais. Sisyphe est né de la liberté de l’artiste libre, du désir de créer librement et je pense que c’est la raison de sa réussite. Les choses réussies naissent quand l’artiste a le sentiment intérieure de liberté et non pas de pression.
Nikola Vandov. Le dévouement de ton équipe est-il absolu ? Veselka peut-elle travailler avec un autre scénographe ? Toi, par exemple, tu travailles avec d’autres metteurs en scène …
Marieta Golomehova. J’ai beaucoup de spectacles avec d’autres metteurs en scène.
Nikola Vandov. Cela est-il considéré comme une trahison dans votre équipe ?
Marieta Golomehova. Non, pas du tout. D’ailleurs, elle aime bien dire qu’elle m’a toujours été fidèle, et pas moi. La vérité c’est que quand je travaille avec un autre metteur en scène, je fais beaucoup d’efforts jusqu’à ce que l’on trouve un chemin. Veselka a compris que je travaillais bien lorsqu’on ne vient pas me dire ce que je dois faire. Certains metteurs en scène disent : Moi, j’imagine cela … À ces mots, je parts. Une seule fois Veselka est venue avec une idée préalable. Mais je l’ai beaucoup aimée et nous l’avons gardée. Elle devait mettre en scène L’Idiot, au théâtre à Pazardzhik (mais le spectacle n’a pas eu lieu). Son idée était de construire une autoroute. J’y ai ajouté des guillotines transparentes puisque j’associe l’image de la guillotine à l’autoroute car elle arrête la circulation. Elle m’a même dessiné Rogojine. Sinon, elle n’est jamais intervenue dans mes affaires.
Mihail Baykov. Tu souhaites travailler dans quel genre ?
Marieta Golomehova. L’horreur ! J’ai envie de faire un spectacle d’horreur. Si quelqu’un me le propose, je quitte Veselka. (elle rit) En effet, le spectacle Peur est né du désir à faire quelque chose d’après les œuvres de Stephen King, quelque chose d’extrême. Il s’intéresse des peurs des gens, des complexes de l’homme. Nous avons commencé à travailler sur quelque chose qui ressemblait à un vrai spectacle d’horreur sur scène, sans qu’il soit simpliste pour autant.
Nikola Vandov. C’est extraordinaire comment tes propositions se différencient d’un spectacle à l’autre.
Marieta Golomehova. Oh, ce n’est pas vrai. Quand je regarde mes spectacles, je n’arrive pas à comprendre comment un élément donné puisse être présent dans une série de cinq spectacles de suite, par exemple.
Mihail Baykov. Je suis d’accord avec toi. Le masque, par exemple, est ta marque déposée. Nous le voyons dans les spectacles Moi, Sisyphe, Le dernier homme et La dernière tentation.
Marieta Golomehova. Oui, il est vrai que nous utilisons beaucoup de masques.
Mihail Baykov. Considères-tu comme un problème cette impossibilité des théâtres de marionnettes de créer régulièrement de bons spectacles de valeur et si oui, tu l’attribues à quoi ?
Marieta Golomehova. Je pense que de bons spectacles apparaissent même de manière éparpillée. Cependant, il y des endroits où l’apparition de bons spectacles est bien plus fréquente. Le théâtre de marionnettes à Stara Zagora est un tel endroit. Malheureusement, les petits théâtres ne peuvent pas se permettre de grandes dépenses, ne peuvent pas non plus prendre sur leur temps pour des répétitions, tandis que Stara Zagora a en quelque sorte conquis le droit de faire des expérimentations.
Nikola Vandov. Toutefois, des exceptions existent. Le Théâtre de marionnettes à Vidin est un petit théâtre mais se permet parfois des expérimentations sans connaître le résultat final. Peut-être que les théâtres à Stara Zagora, Plovdiv, Vidin et Varna représentent les quatre endroits qui se permettent souvent d’expérimenter. Quand tu regardes du théâtre de marionnettes, est-ce que tu as l’impression que celui-ci s’est développé au cours des dernières années ? Sur quelle voie s’engage l’art de la marionnette aujourd’hui ?
Marieta Golomehova. Quand on va aux festivals, on n’a pas tellement l’occasion de regarder. Cependant, je constate qu’on est en train de prendre du retard par rapport aux petits théâtres et troupes privés en France et en Allemagne qui expérimentent avec le matériel. On peut voir des choses qu’on n’oserait pas faire en Bulgarie. On compte sur la marionnette classique. On ne compte pas beaucoup sur le théâtre d’objets. En effet, les exigences de recettes que le Ministère de la culture a envers les troupes théâtrales mettent des freins à l’expérimentation, dans une certaine mesure. L’existence des petites compagnies n’est pas soutenue par l’État tandis qu’ailleurs les petites compagnies qui ont un certain succès le sont. Les choses novatrices doivent être soutenues par l’État afin qu’elles puissent naître.
17.09.2020
