« KuklArt » Magazine

Le Roi-cerf célèbre les 300 ans de la naissance de Carlo Gozzi

Alexandre Hristov / Échos

Carlo Gozzi est un des plus grands réformateurs du théâtre italien du XVIIIe siècle. Ses pièces de théâtre sont novatrices et portent un regard universel sur le monde. Ses textes s’appuient aussi bien sur la commedia dell’arte, qu’ils empruntent des sujets aux contes magiques et folkloriques. Il maintient les caractéristiques de l’improvisation, tout en enrichissant l’intrigue. Ainsi, Gozzi réussit à harmoniser la dramaturgie italienne avec les processus culturels contemporains de l’Europe du Siècle des Lumières.

L’année 2020 maque les trois cents ans de la naissance de l’auteur. À cette occasion, le Théâtre de marionnettes national à Sliven met en scène sa pièce emblématique, Le Roi-cerf.

Son histoire propose une nouvelle lecture d’un sujet tiré du conte magique, tout en peignant les émotions et les désirs humains les plus ordinaires. Des transformations magiques d’hommes en animaux et d’animaux en hommes se produisent. Certains objets du palais royal s’animent, alors que le roi et son premier ministre échangent corps et âmes. Le texte est rempli de nombreux autres moments impressionnants et spectaculaires mais l’auteur met l’accent sur l’amour, le combat entre le bien et le mal, la différence entre l’illusoire et le réel.

La metteur en scène Biserka Kolevska mise sur les principes fondamentaux de la pièce. Elle voit dans le texte de Gozzi « une palette multicolore d’événements et de caractères »[1].

En effet, le spectacle est multiforme. Ses qualités sont développées et visibles dans chacun de ses éléments.

La metteur en scène du spectacle a fait le pari de miser sur deux comédiens pour interpréter les onze rôles. C’est habile, maîtrisé et affiné, sans laisser la sensation d’entassement d’images ou de non-dit au sein du système des personnages. Les scènes laissent le sentiment d’une emphase particulière, d’une concentration de l’action et d’une dynamique du jeu. Les personnages n’arrêtent pas de circuler sur scène, d’entrer et de sortir de l’espace du jeu, d’imaginer toujours plus d’actions afin de ne jamais rester statiques. Même dans les brefs instants, où ils restent sur place, ils trouvent toujours moyen de sortir de cette position. Alors, ils font de grands gestes avec enthousiasme, s’adressent au public, font preuve d’une accumulation d’énergie et de son éclatement.

Le spectacle est si saisissant grâce aux comédiens. Ils réussissent à exprimer leurs propres qualités au-delà du travail du metteur en scène. Lyubomir Zhelev et Georgi Yanev font preuve de leur faculté de s’adapter rapidement aux nouvelles situations. Ils ne perdent pas de temps dans la recréation de différents personnages. Ils incarnent un personnage, puis s’arrêtent, deviennent un autre, complètement différent des personnages précédents. Ils reviennent ensuite aux rôles précédents comme s’ils ne les ont jamais quittés. Le changement de voix est impressionnant au cours de chaque métamorphose, et les comédiens atteignent une multitude de consonances. Ils parlent bien, possèdent une diction correcte, et cela contribue à la justesse de la présence scénique.

L’approche scénographique est aussi très intéressante. Tout comme les acteurs, le décor en papier subit de nombreuses transformations tout en restant le même. Ainsi, il incarne différents rôles. Le choix du papier permet l’adaptation et le changement. Il est donc facile de changer l’emplacement de l’action. Avec très peu de moyens d’expression elle passe de l’intérieur à l’extérieur, et permet aux comédiens de surmonter les obstacles. De même, il n’est plus nécessaire de faire entrer ou sortir les techniciens scéniques afin d’apporter ou d’emporter certains accessoires. Tout ce dont l’équipe artistique a besoin se trouve dans l’espace de jeu. Des colonnes du palais royal se transforment en arbres, pour ensuite se transformer en rouleau de parchemin, lettres et titres. Le jeu est réparti à plusieurs niveaux, et compte surtout sur l’imagination de ses spectateurs.

La musique est à l’unisson du spectacle. Les chansons, enjouées et drôles, renforcent les moments impressionnants du spectacle. Elles contribuent à l’atmosphère animée. Les partitions musicales sont si enclavées dans les événements que les personnages commencent souvent en chantant. C’est un procédé à double tranchant. Même s’il contribue à l’aspect saisissant du spectacle, cet artifice commence à peser à un moment. Il est difficile de comprendre pourquoi les personnages doivent se mettre tout d’un coup à chanter. Quelle est l’idée derrière ce choix ? Est-ce un procédé qui permet aux comédiens de comprendre leurs personnages ? C’est peut-être un moyen de faire sortir des traits de la très riche biographie des personnages. Ou bien souligner que malgré les capacités magiques et leur origine aristocratique, ils peuvent aussi posséder des traits de caractère négatifs. Peut-être. Cela ressemble à cela, je souhaiterais moi-même que cela soit ainsi mais je doute que le public du spectacle puisse aboutir seul à des conclusions pareilles.

Les masques et les costumes soulèvent beaucoup de questions. Ils sont grands et volumineux, tout en utilisant une matière légère et fine. Ainsi, ils n’empêchent pas l’interprétation des acteurs. Pourtant, leur dimension est suffisamment grande pour embarrasser les comédiens, ce qui les pousse à se surpasser à chaque instant. Zhelev et Yanev doivent décider aussi de la hauteur et du timbre de leurs voix. Sinon, ils risqueraient de voir leurs répliques se perdent quelque part dans l’espace interne des couches couvrant leurs visages, sans jamais atteindre le public.

Ce n’est qu’un aspect de la question. Quand on parle d’un texte fondé sur la commedia dell’arte, la présence du masque dans sa réalisation scénique est primordiale. Bien sûr, la pièce de Gozzi n’est pas entièrement construite sur ce genre du théâtre italien traditionnel. Cependant, il emprunte certaines caractéristiques qui sont propres à ses personnages. Plus concrètement, ce sont les personnages de Pantalon, Brighella, Smeraldina et Truffaldino. Tous les quatre sont présents dans le spectacle de Biserka Kolevska. L’auteur de cet élément du spectacle, Elena Tsonkova a pris une décision non conventionnelle en choisissant de dépeindre les personnages d’une manière pas tout à fait traditionnelle.

Pantalon est le seul personnage ressemblant à son personnage original. Traditionnellement, il porte un costume rouge, des pantoufles jaunes et a de longues moustaches, une barbe et un nez. Son masque aussi est rouge et couvre la moitié de son visage. Une longue cape bleue complète la tenue. Ces vêtements sont majoritairement maintenus dans le spectacle de Kolevska. Le costume est rouge du col aux pans du pantalon, la cape est bleue. Cependant, le dessus de la bouche n’est pas couvert et les pantoufles sont rouges et bleues à la place du jaune.

Brighella et Smeraldina se trouvent de l’autre côté de cet axe. Leur apparence physique n’a rien en commun avec celle de leurs prototypes. Originairement, le personnage de Brighella est vêtu entièrement en blanc : blouse, pantalon, cape et chapeau[2], tandis que Tsonkova a créé un costume à prédominance violète. La situation du personnage féminin de ce couple est identique. Elle est présentée dans la commedia dell’arte avec une robe dépenaillée et raccommodée[3], un maquillage lourd et un chapeau. Ce spectacle la montre avec un long vêtement violet qui n’a pas de pièces rapportées. Le seul élément qui la rapproche du personnage autochtone est le maquillage lourd sur le masque imitant son visage.

Truffaldino se trouve quelque part au milieu. Traditionnellement, il porte des vêtements multicolores, un petit chapeau, une queue de lièvre fixée, un masque noir et une ceinture où se trouve sa matraque. Dans le spectacle de Biserka Kolevska le personnage porte un costume coloré et un chapeau. Les ressemblances s’arrêtent ici. Manque la ceinture qui lie la partie haute à la partie basse. Ainsi, le corps mince de l’acteur contraste d’autant plus avec ses vêtements larges. Son apparence physique ressemble donc à celle d’un clown. La matraque est remplacée par un filet à papillons. Le chapeau n’est pas à l’unisson de son original. Au lieu d’être petit, il est trop grand. À tel point que ses pans s’agitent à chaque mouvement, descendent sur la tête de Truffaldino et couvrent ses oreilles.

Avant de terminer, je souhaiterais souligner encore un élément qui me semble important. Je n’ai pas visionné ce spectacle au théâtre mais par l’intermédiaire d’un enregistrement. Je n’aurais certainement pas prêté autant d’attention dans une situation ordinaire. Néanmoins, l’année qui vient de s’écouler a prouvé que le temps est venu pour que les instituts scéniques prennent conscience de l’importance des enregistrements de qualité de leurs spectacles. Il est bien sûr clair que l’on doit d’abord sortir du cadre des réflexions trop prétentieuses que les enregistrements en question vont substituer le contact du public.

Il semblerait que le Théâtre de marionnettes à Sliven est parvenu à cette conclusion. L’enregistrement du spectacle Le Roi-cerf fait preuve de certaines qualités audiovisuelles. Il se distingue considérablement des enregistrements habituels de spectacles théâtraux en Bulgarie. La caméra n’est pas positionnée de façon centrale quelque part dans la salle, de façon à enregistrer la scène sur un plan large. Au contraire ! La réflexion du chef opérateur est évidente. Il y a des plans rapprochés et des plans larges, le regard se rapproche et s’éloigne de la scène.

Cependant, cette partie du projet artistique pourrait d’avantage s’enrichir. L’enregistrement du spectacle pourrait s’améliorer, en multipliant les points de vue. La salle du théâtre est assez grande pour pouvoir positionner trois caméras. Les acteurs pourraient porter de petits micros qui n’empêcheraient en rien leur mouvement. Un tel équipement ne coûte pas cher. De même que le processus de montage ne demande pas un temps et des efforts impossibles. De plus, le produit final résulterait en précieuses archives pour le théâtre. Et pas seulement. Un tel enregistrement serait une merveilleuse vitrine de la production théâtrale bulgare lorsqu’il serait envoyé à des festivals internationaux.

Je pense que c’est un bon fondement qui devrait se transformer en initiative et non pas rester un acte isolé.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=2gaZ_IVUxq0

[2] Parfois, des bandes vertes sont cousues au costume.

[3] À la différence des autres personnages, le vêtement de Smeraldina n’a pas de couleur définie.