« KuklArt » Magazine

Qu’est-ce qui vient en premier – le chapeau ou la tête ?

Katerina Georgieva / Échos

Chacun de nous a grandi avec l’idée d’un devoir d’appartenance à quelque chose de plus grand. C’est ce qu’on nous dit dès le début, malgré la multitude d’hypothèses que nous connaissons au sujet du commencement. On nous dit d’être poli et de jouer avec les enfants dans la cour ; puis, à l’école, de rester avec nos petits camarades, de communiquer avec eux, d’essayer de supprimer tout ce qui est inacceptable et trop émotionnel en nous pour réussir à nous aligner avec les autres et nous unir ainsi au collectif. Viennent ensuite les examens, le Baccalauréat, les académies, les diplômes, les masters, les documents et toute la paperasse qui nous permettent légitimement de faire partie de l’ensemble. Et ainsi de suite avec les emplois, les métiers et l’engagement de ne pas traîner derrière les besoins de la société, au-delà des intentions de toute personne raisonnable. L’essentiel est la façon dont nous sommes habillés, la façon de parler, la façon de se tenir à l’arrêt de bus, la façon d’aimer, de détester et de rêver. Pétrissez la pâte pendant qu’elle est encore fraîche. C’est un bon dicton, mais je n’oublierai jamais ma grand-mère me dire, tout en m’apprenant à pétrir des beignets : Eh bien, tout est une question d’intuition, mets autant d’huile que tu penses nécessaire.

C’est justement mon intuition qui m’a suggéré le besoin d’une nouvelle inspiration en temps de crise, et qui m’a emmenée au Théâtre de marionnettes à Plovdiv pour le première du spectacle de Katya Petrova – Le Chapeau melon. Un spectacle, dans lequel les beignet sont pétris avec beaucoup de travail, d’ardeur pour le théâtre et l’indispensable ensemble. En entrant au théâtre, je regarde inconsciemment les chapeaux que le respectable public a mis ce soir, et je me souviens d’avoir oublié de mettre le mien. Serai-je acceptée ? Pourrai-je me fondre avec les autres chapeaux et être laissée regarder tranquillement mon spectacle ? Après tout, le théâtre aussi a ses propres règles et il est bon de les suivre. Quelques minutes après ces courts monologues intérieurs, le spectacle commence et je suis emportée dans un tourbillon théâtral de quatre-vingt-dix minutes dans le monde de Yordan Raditchkov. Mon souffle retenu, laissé depuis un an dans un état vague d’anticipation et d’anxiété, se matérialisant dans divers numéros de cirque, pantomimes et techniques de danse, est à la recherche de nouvelles questions aux anciennes réponses à travers l’aspect politique, social, mais surtout intime-humain. Parce que pendant cet hiver froid de notre mécontentement, nous avons enlevé nos chapeaux, et c’est là – à travers les pensées nues de notre conscience effrayée, qu’a surgis le besoin le plus profond d’humain, au sens le plus enfantin, courageux et joyeux. Et il semble que Le Chapeau melon vient justement à la fin de cet hiver, pour réveiller la petite bête ensommeillée de nos créatures et la pousser à oser retrouver non pas son chapeau, mais bien sa tête. Une tête bien remplie de nouvelles pensées et de bons pressentiments. Pour quelque chose de mieux.

Le public qui connaît Katya Petrova et son travail avec la scénographe Rin Yamamura ne sera peut-être pas surpris par les décisions théâtrales osées qui correspondent de près à l’idée d’improvisation et de plénitude du jeu, mais à mes yeux le travail accompli dans Le Chapeau melon est bien plus important. Quelque chose d’extrêmement enivrant et contagieux anime ce spectacle, sans quoi toute pensée originale du metteur en scène aurait l’air d’un rêve inachevé. Ici, le metteur en scène a réussi à songer avec ses comédiens, et à s’envoler dans le ciel de l’audace théâtrale dans une danse aérienne commune, presque intemporelle. Imaginez une toile blanche sur laquelle vous devez dépeindre en une heure et demie vos peurs de disparaître en tant qu’individu. Imaginez maintenant une scène théâtrale, qui est à la fois une arène de cirque et une place, où protestent les citoyens assidus ; puis une gare italienne, à partir de laquelle vous prenez misérablement le train pour votre pays natal, où seules les casquettes ennuyeuses sont considérées comme faisant partie de l’ensemble ; vous voyagez à travers de beaux paysages, votre tête est en transe, en attendant l’arrivée au pays, et le chapeau melon qui balance d’un côté, puis de l’autre, au rythme de l’âme. L’ensemble collectif, en tant que grand corps d’acteurs, est déchiré entre l’engagement dans des slogans civiques communs d’une part, et les salutations d’autre part. Puis il met une cravate rouge et tout en retenant son dernier souffle, écoute les prophéties de son chef en casquette. Dans les moments de répit pour son âme, il saisit son chapeau et commence à flotter sur scène, en acceptant que son chapeau fasse la cour aux passants dans le parc. Le collectif ou le personnel, le chapeau melon ou la casquette ? Me positionner à droite ou à gauche dans la vie ? Est-ce le chapeau qui me choisit ou bien est-ce moi qui le choisit ? Qu’est-ce que la vérité et qu’est-ce qui m’a été suggéré ? Ces questions survolent éperdument la chorégraphie théâtrale. Des fois elles retiennent l’individu dans le groupe, des fois elles le poussent dans le paradis douteux du personnel, seule possibilité d’embrasser la liberté après tout. C’est ainsi que l’homme enlève le chapeau melon, met la casquette, laisse tomber le béret, met le chapeau, jusqu’à ce qu’il ne confonde totalement son affiliation émotionnelle par épuisement, et ne s’endorme. À ce moment-là les chapeaux l’attaquent, refusant d’être fidèles toute leur vie à l’hésitante créature humaine qui ne peut se passer du collectif, mais qui est aussi absorbée, déformée et rejetée comme un couvre-chef mal fabriqué par ce même collectif. En fait, il est abandonné comme le plus ordinaire des couvre-chefs qui n’a pas de tête, est son propre berger, traite ses moutons et boit leur lait.

Si Hamlet était bulgare, on le verrait pendu la tête en bas dans l’une des nouvelles écrites par Radichkov, en train de jeter des cailloux dans un lac sombre où flottent des canards et des casquettes. Il aurait placé l’un des derniers authentiques chapeaux melon sur sa tête anxieuse, en essayant de le retenir dans cette délicate position. Entre cette énigme et la réalité, le temps dans Le chapeau melon bouillonne tel un thé, et si vous ne faites pas attention aux secondes, le thé pourrait s’évaporer, sans même que la personne ait bu sa tasse. Dans des spectacles avec une telle dynamique et une rapidité des images changeantes, demeure un réel danger des soi-disant petits moments vides. C’est ainsi que je qualifierais les moments, où la musique et l’éclairage présagent un moment solennel, et en raison d’un ridiculement petit écart dans la mise en scène, le rythme est cassé et le spectateur se sente mal à l’aise. Ici, ces moments sont peu nombreux et je les définirais comme la démonstration du tour : tels sont la présentation des petites marionnettes-gymnastes, certaines des performances de beatbox. Je suis certaine que tous ces petits bouts trouveront prochainement leur costume le plus adapté. Un costume qui irait aussi bien à l’individu, qu’au collectif, et qui ne ferait pas la distinction entre le chapeau melon et le couvre-chef ordinaire. Parce que les individus dans cette équipe ont porté le chapeau melon avec dignité, puis chacun a essayé de porter son propre chapeau, mais ont toujours utilisé le même fils.