« KuklArt » Magazine
Momo et la légèreté
Olya Stoyanova / Échos

Définir le spectacle Momo, mis en scène par Veselka Kuncheva comme un spectacle pour enfants serait inexact. En plus d’être injuste. Que comprendront les enfants du temps qui dévore nos vies ? Ou des peurs de l’Homme qui court sans jamais parvenir, même pas à lui-même ? Ou des hommes gris avec lesquels on conclut volontairement un marché ?
Pourtant, Michael Ende écrit Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui rendit aux gens le temps qui leur avait été volé en tant que roman pour la jeunesse. Et le spectacle Momo de Veselka Kuncheva lui est aussi destinée. Néanmoins en apparence.
De même que Michael Ende creuse en profondeur, la version scénique ne se contente pas de réponses faciles. Momo recrée sur scène un monde compliqué et dynamique, où les rêves, la réalité et les fantaisies alternent. Parfois même les conversations enfantines ressemblent à des paraboles.
Je ne comprends pas, Ourson, pourquoi ils se sont tous mis à se dépêcher soudainement et ne peuvent plus s’arrêter … d’empressement, dit Momo à son ourson.
Ils se dépêchent car plus rien de les retient à s’arrêter, lui répond Ourson.
Plus c’est vite, plus c’est lent, déclare plus tard la tortue Cassiopée.
En définitive, Momo est un conte qui résiste au temps et au passage à l’âge adulte. Momo est une résistance à la condamnation humaine à vivre éternellement selon des règles déterminées, aux modèles imposés. Ainsi qu’une résistance à l’idée qu’il n’y a pas d’échappatoire et que la liberté est impossible. Momo va devoir se confronter, armée de son rire et d’une poignée de cailloux aux hommes gris mais aussi à ses amis qui se sont progressivement rendus. Telle est la philosophie de Momo – la vie pourrait être merveilleuse si seulement on s’en réjouissait et on n’économisait pas son temps.
Adapter un texte d’Ende est un exploit en soi. Veselka Kuncheva et Ina Bozhidarova non seulement réussissent le pari, elles élaborent de nouveaux personnages, tout en restant fidèles à l’histoire de Momo. Du long titre du roman, le spectacle n’a gardé que le prénom de la protagoniste, sinon, tout le reste y est : les hommes gris se promenant tels des fonctionnaires inexpressifs avec leurs mallettes, les horloges qui peuvent mesurer le temps sans pouvoir l’arrêter, les hommes prêts à marchander volontairement le temps inutile, sans se rendre compte de leur véritable perte. L’une des idées principales d’Ende est également préservée, à savoir que le temps est la vie, et la vie existe dans le cœur.
En plus, Momo est un spectacle précis à l’esthétique divinisée. La scénographie de Marieta Golomehova est épurée à l’extrême, et agit avec la puissance d’une photographie en noir et blanc. Telle est la scène de l’apparition des jumelles siamoises, vouées à tourner infiniment la roue du temps, ou la scène finale quand Momo tire sur les cordes et libère ainsi les réserves du temps sous les airs d’un carillon. Ou la scène où Momo (Eva Danailova) et Gigi (Vezhen Velchovski), assis dans un cercle blanc jouent et éparpillent des cailloux au-dessus de leurs têtes … Ou quand Momo et le balayeur des rues Beppo (Svetoslav Dobrev) dansent en balayant … Et encore, et encore …
On a aussi une vision somptueuse et des interprétations d’ensemble, mesurées et impressionnantes, sans aucune chute. En ce sens, Momo est un spectacle de virtuose non seulement par sa structure, mais aussi par son rythme. Aucun geste n’est fortuit, aucune réplique superflue, sans mauvais tours. La lumière et l’obscurité alternent à juste mesure, tout comme les pauses et les refrains hypnotiques, la quiétude et la danse. C’est toute cette diversité qui rend Momo si difficile à classer : on ne sait pas trop s’il s’adresse aux enfants, s’il s’agit d’un théâtre de marionnettes à proprement parler, si le spectacle est une comédie musicale ou un drame à un certain point.
La vérité, c’est que ça n’a aucune importance. Aux yeux des enfants, c’est un spectacle de jeunesse, aux yeux des adultes – un spectacle d’adultes. L’essentiel ici, c’est que tout fonctionne comme une horloge – finement et sans interruptions, en commençant par la dramaturgie, en passant par la scénographie et les excellentes marionnettes, la mise en scène juste, la magnifique chorégraphie, la musique et pour finir par les comédiens totalement dévoués. La légèreté de Momo est palpable.
Les acteurs agissent en total synchronisme – peu importe si Momo (très convaincante Eva Danailova) lance de petits cailloux ou si elle voyage avec la tortue Cassiopée, si tous les comédiens se déplacent ensemble au rythme des hommes gris ou dansent. Bref, Momo est une usine à gaz, où tout est à sa place.
Et puisqu’il a déjà été question de la compréhension des enfants du temps qui dévore nos vies ou des peurs de l’Homme qui court, la réponse honnête est qu’il n’y a point d’importance. Les enfants peuvent tout comprendre mais ont aussi le droit de ne rien comprendre. Ils ont le droit de poser des milliers de questions car Momo nous amène jusqu’à l’endroit appelé nulle part, et nous montre que les apparences sont trompeuses. C’est précisément de nulle part que tout le monde retourne avec de nombreuses questions – qu’est-ce que le temps, comment le préserver et comment le dépenser. Et comme dit Michael Ende – chacun se déplace au rythme de son propre temps.
À propos, mes enfants n’ont pas arrêté de répéter pendant des mois les mots de la tortue Cassiopée (magnifique Angelina Slavova) : tepa-tepa, chanter la chanson des horloges tsaka-tsak[1]. J’ai dû expliquer des centaines de fois qu’est-ce que le temps et pourquoi l’Homme qui court ne pouvait pas s’arrêter. Et quand j’ai demandé à mon fils de sept ans, Strahil, qu’est-ce que je devrais écrire sur Momo, il m’a dit : Écris que c’est magnifique.
Donc voilà – je l’écris. Momo est magnifique. Pour les enfants autant que pour adultes.
[1] Ce sont des sons qu’on peut lier à la tortue et aux horloges.
