« KuklArt » Magazine
Plus qu’une seule paire de souliers
Gabriela Evstatieva / Échos

La société contemporaine s’engouffre-t-elle vraiment vers la dystopie que George Orwell décrit dans son roman 1984 ? La volonté de salut de l’humanité a-t-elle trouvé refuge au sein du dernier Homme qui l’emportera et mettra fin à son existence ? Ou bien se trouve-t-elle en chacun de nous, et vaincre la peur par la vérité n’est qu’une question de temps ? L’art a toujours abrité cette liberté, prédisposant à la quête de vérité. Les artistes ont su tiré profit d’elle et exposer la réalité devant la société afin de réveiller la conscience de l’individu et de son sens de la responsabilité.
Le metteur en scène Veselka Kuncheva trouve certaines vérités dans l’œuvre de George Orwell qui lui semblent non seulement d’une actualité sidérale aujourd’hui mais aussi à l’avenir, si incertain qu’il soit. Le masque de l’optimisme calme, le culte de la personnalité, la manipulation publique ne représentent que quelques-uns des points communs entre le roman et notre réalité. Son nouveau spectacle, Le dernier homme, d’après le roman d’Orwell au Théâtre de marionnettes à Stara Zagora est un cri d’éveil de l’humanité, une dénégation de la conduite amorale et du manque de valeurs. Le travail assidu sur ce projet longtemps attendu commence en août 2018 au cours de l’international laboratoire-atelier artistique. La première, ce 31 juillet 2019 a été suivie d’acclamations euphoriques. Elles saluaient non seulement le bon travail mais aussi la bienvenue au théâtre d’une nouvelle comédienne – Mariya Dzhoykeva.
Veselka Kuncheva endosse non seulement le rôle du metteur en scène mais aussi celui d’auteur de la version dramaturgique du roman. Elle aspire s’éloigner le plus possible du narratif du texte original, et réfléchir d’avantage à l’anéantissement humain par le pouvoir et la prépondérance du gouvernement. La scénographe Marieta Golomehova, sa collaboratrice de longue date, apporte sa contribution au projet une nouvelle fois. L’obscurité embrasse la scène. La fumée, présente tout au long du spectacle renforce la sensation d’une errance permanente entre l’illusion d’un pouvoir exigeant toujours plus et la réalité trompeuse ayant marqué la conscience humaine de quelques vagues souvenirs. Par ailleurs, la scène est parsemée de slogans propres au régime totalitaire : « LA GUERRE C’EST LA PAIX », « LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE », « L’IGNORANCE C’EST LA FORCE » et toute la panoplie de symboles et de signes des pouvoirs qui n’existent pas réellement mais sont décrits par le roman. Les décors sont l’œuvre de l’artiste Mircho Mirchev. Sa conception est étroitement liée à l’utilisation des technologies contemporaines. Les boîtes rectangulaires se transforment en écran, ensemble ou séparément, support aux visualisations, liées à l’idée d’une manipulation visible et continuelle de la part du pouvoir. Un Mapping 3D est aussi utilisé. C’est une technologie digitale qui permet la transformation de chaque surface en œuvre d’art, grâce à des projecteurs. Le décor digital est l’œuvre de Polina Gerasimova, designer graphique avec une expérience remarquable dans le domaine des arts digitaux. L’interaction des comédiens avec une telle technologie est intéressante. Ainsi, le contact avec le régime du puissant Big Brother est incarné dès le début du spectacle par la douleur physique des gens qui ne répondent pas correctement à ses questions. À chaque réponse incorrecte les corps des comédiens sont traversés par un courant électrique – figuré ici par l’apparition d’étincelles, un bruit de court-circuit, et suivi par les convulsions causées par la douleur. Un tel lien entre son, interprétation et visualisation, demandant un parfait accord, est un moment puissant pour le public mais qui exige une concentration absolue de la part des comédiens. Le jeu de l’acteur devient quelque peu dépendant de la technologie. Si l’un des deux éléments manque, l’effet de cette empathie sur le public s’effacera.
Tout en haut, par-dessus tout le monde, une plateforme servant de tribune au pouvoir supérieur se trouve posée devant un écran géant. L’écran, visible par tout le monde, est illuminé d’un symbole, désignant la domination des commandants – des bras croisés aux poings serrés. Cela confère une inculcation continuelle de respect non seulement sur scène, parmi les personnages, mais aussi dans toute la salle. En même temps, le quotidien gris du peuple est représenté en dessous de la plateforme, en suivant l’histoire de Winston Smith et Julia. Mais leur amour n’est pas le bienvenu dans le monde terrifiant et violent qu’ils habitent. L’obscurité seule les sauve et les protège. Ils sont libres de rêver et d’être heureux uniquement au sein de l’obscurité, là où personne ne peut les voir. Leur histoire prouve l’impossibilité de l’existence des délicates relations entre l’homme et la femme au sein de la haine, de l’hostilité et de la colère. Tels des mirages illusoires et rêvés au milieu d’infinies clairières vertes et un ciel bleu, elles finissent par se transformer en abîme.
Le design de la lumière est un des éléments fondamentaux de ce spectacle, produisant un effet puissant sur le public, et qui confère un autre sens au narratif scénique. Les rencontres de Winston et Julia en sont un exemple – les douches (éclairage vertical du haut vers le bas), seule lumière dans la noirceur la plus profonde représentent le sentier qu’ils doivent emprunter, en sautant uniquement là, où la lumière passe pour ne pas être aperçus par Big Brother. L’idée de la lumière et de l’obscurité est fascinante, tout comme celle du blanc et du noir qui sont des pôles contrastés, incarnation du bien et du mal dans ce contexte. L’amour est une expression de la bonté. Néanmoins, sa fin tragique présage une perdition des vertus humaines, vouées à leur perte dans un monde gouverné par des actes et des intentions maléfiques.
L’homme se transforme en une arme, un moyen contre les ennemis. Le régime introduit la dépersonnalisation – l’homme perd son nom, ses parents, ses proches et ses amis, il est un nombre ordinaire au sein d’un système sans droit de vote, de pensée et surveillé en permanence. L’individu n’a plus son importance au détriment de la foule, manipulée et contrôlée par le pouvoir incarné par Big Brother. Le manque d’individualité est accentué par les costumes et le maquillage des acteurs. Ils sont tous vêtus de la même uniforme militaire, ils ont le crâne rasé, le sexe et l’identité sont effacés. Cette idée de la foule et de sa dépendance absolue est représentée à la fin du spectacle par le biais des marionnettes – une multitude de têtes rangées par taille sur des panneaux de bois afin de conférer cet effet de perspective. Les acteurs fixent les panneaux sur leurs épaules afin de manipuler les marionnettes. Le contrôle sur la foule est clairement exprimé – une première fois par son aspect physique, au moment où les comédiens contrôlent la marionnette-objet, et une deuxième fois par la sensation d’emprise de Big Brother sur le peuple. L’effacement du sexe est aussi recherché dans la conception du personnage de Big Brother. L’actrice et chanteuse Militsa Gladnishka est choisie incarner ce rôle. Son sens musical et rythmique et le timbre doux-grave de sa voix renforcent la tension dans certaines scènes, là où le pouvoir de Big Brother doit être manifesté. Le sentiment de contrôle total sur les actions est fascinant.
La musique est au cœur du spectacle. Chaque régime repose sur le respect de règles, imposées par les gouvernants. Ces règles ont une succession qui donne le rythme à la vie. En musique, le rythme est un élément fondamental de la mélodie. En ce sens, les événements dépeints dans le spectacle Le Dernier homme sont organisés selon le rythme d’une incessante et terrifiante mélodie qui mène à la fin apocalyptique de l’humanité.
Est-ce la face de notre époque ? Et le plus grand problème vient-il du pouvoir ? Je pense que les sujets, actuels ici et maintenant, sont abordés plus directement dans la partie visuelle du spectacle. Le mur de béton projeté en est un exemple. Il craque comme s’il allait se délabrer à tout moment, mais, hélas, cela n’arrive pas et il est de nouveau solide et stable quelques instants après. Aujourd’hui, les tentatives de certains groupes et de certaines organisations à changer le système sont très difficiles. Même si on note un progrès minimal au prix d’efforts inouïs, les choses restent les mêmes en fin de compte. Alors, la motivation se perd, l’étincelle s’éteint, arrive un moment où chacun restreint seul ses pensées et son épanouissement. Les têtes des acteurs sont enfermées dans des boîtes lumineuses afin de limiter leur contact. Ils mangent, travaillent et rêvent seuls, il n’y a pas de place pour des rêves et des espoirs partagés. Personne ne lutte, chacun se sent impuissant lorsqu’il est isolé, et cela mène au désespoir et à l’effondrement psychique qu’on voit sur scène. Il n’y a point de liberté, la vie est enfermée dans une cage. Vit-on de cette même manière aujourd’hui ?
La liberté est une responsabilité, et l’homme moderne a le devoir de faire une multitude de choix afin de l’atteindre. L’avenir est incertain mais la planification permanente est fatigante. Les angoisses et la tension sont si indissociables du quotidien qu’on considère qu’ils font partie de la normalité. Les tentatives de la conscience humaine d’accéder à plus d’information qui lui est nécessaire pour rattraper son propre temps, exigent d’avantage d’efforts. Alors, on se renferme tout seuls entre les quatre murs et on se concentre sur nos réussites et échecs, petits ou grands. Le système de valeurs de l’homme change, la morale perd de sa valeur, l’histoire n’est plus importante, le passé c’est du passé, les regards sont dorénavant tournés vers l’avenir, et cela donne la possibilité au pouvoir de nous contrôler et manipuler selon son intérêt. Il y a longtemps que ce processus a commencé mais nous nous en rendons compte seulement aujourd’hui. Le problème ne vient pas du pouvoir mais de nous-mêmes car nous avons permis de tourner le dos à l’humanité, et d’oublier qui nous sommes et pourquoi nous sommes ici.
Il n’y a pas de place pour un salut possible même à la fin du Dernier homme, incarnation de l’avenir, tel que l’a imaginé Veselka Kuncheva. L’amour est anéanti, l’humanité est ruinée, l’homme aussi. Il n’y a plus qu’une seule paire de souliers pour nous rappeler de ce quelque chose, détruit il y a bien longtemps.
