« KuklArt » Magazine

Le songe du chef d’orchestre

Mihail Baykov / Échos

Il est à la fois utopique et infiniment romantique de croire que les choses en Bulgarie, dans la culture, peuvent s’arranger … malgré tout. Combien d’idées mort-nées a-t-on pleurées les dernières années, saison après saison, et combien de grandes idées n’ont jamais vu le jour par manque de mère porteuse. Et de combien de peurs a-t-on héritées dont on ne s’en débarrassera jamais. Peur pour notre travail, peur de notre travail, peur de l’autre, de l’étranger, de celui qui est différent, de l’intimité, de son manque, de toi, de moi, du moi dans le miroir.

Aujourd’hui, plus que jamais, je pense aux efforts nécessaires pour rester soi-même dans l’art, dans ce que l’on fait. Être non simplement honnête et responsable, pouvoir supporter non seulement les fouets et les flèches du destin enragé, mais malgré le temps, l’État et le Moi, trouver les forces et la motivation de confronter seul la mer de peines qui t’attend orageuse, calme et furieuse – elle t’attend pour y plonger, et si d’une manière ou d’une autre tu réussisses à survivre et à traverser le brouillard d’infortunes, y mettre fin.

L’œuvre ne naît pas de l’indifférence, ni même de la sérénité. Les œuvres qui nous procurent calme et consolation émergent souvent des épreuves. Pourtant, comment en attendre autant quand elles-mêmes sont nées d’inquiétude et de désolation. Cette brusque convulsion, cette attente de voir quelque chose se produire et le sort de l’esprit finalement résolu – cette sensation de nirvana, qu’on a finalement réussi quelque chose au-delà de la parole – cela porte, professionnellement parlant, comme une mission.

Le spectacle Peur est le troisième enfant de la famille du Théâtre de marionnettes à Stara Zagora, né dans le cadre des laboratoires, œuvres elles-mêmes du théâtre depuis plus de dix ans maintenant. Et si on fait recours au métaphore que la foi était le moteur du premier spectacle – Commedia aha-aha dell’arte, et l’espoir de voir cette mission continuer pour le deuxième – Faut pas payer !, il est évident que Peur est né de l’amour.

Quand je suis allé voir les résultats du travail au laboratoire en avril dernier, Histoire sans fin, je me suis vaguement rendu compte de la direction que l’équipe souhaitait prendre. Parmi toutes les conventions, recherches, imprécisions et autres idées, une chose était déjà claire – le futur spectacle n’a point l’intention de plaire, il ne veut même pas s’engager de manière morale et didactique avec le public par des explications. Cette fois-ci il touchera violemment là, où généralement la douceur est souhaitée. Elle est quand même délicate l’âme ! Cependant, quand et comment peut-on susciter de la catharsis, si l’on n’ouvre pas la boîte de Pandore, si on ne laisse pas les vautours picorer nos péchés et ainsi libérer notre âme ; si on ne ressent pas la musique et on ne brandit pas la baguette du chef d’orchestre dans nos vies privées ; si on n’agresse pas jusqu’au bout notre contrebasse intérieure, en exaspérant notre propre dynamique. Rien ne va se passer ! Jamais ! Jamais !

Peur conte l’histoire d’un homme qui revient sur sa propre vie déjà vécue. Une soif d’une vie en rose, mais hélas – une vie dans la peur. Une peur qu’il n’a pas la force de vaincre, ni même de confronter. Le point de vue du narrateur est intéressant. L’enfance, la maturité et la vieillesse se donnent rendez-vous sur scène. Toutes les trois posent leurs questions et hésitent dans des réponses quelconques de ce qu’elles auraient souhaité être, mais ne le sont pas.

Quand je serais grand, je voudrais être adulte tout de suite !
Si je pouvais recommencer ma vie, je l’aurais vécue tout autrement.
J’aurais vécu plus audacieusement ! Je me serais levé tôt ! J’aurais eu une vie comblée !
Si pouvais recommencer ma vie, j’aurais été heureux !

Tandis que nous espionnons ces instants de la vie gâchée d’autrui, différentes images sur scène défilent en nous montrent les manifestations infinies de la peur. Telle est la peur de la première rencontre entre deux amoureux. La peur de la société, de la probabilité qu’elle ne t’accepte pas de suite ou qu’elle te rejette directement. C’est aussi la peur de l’entretien avec la commission militaire à 18 ans ; des questions que l’on te pose à la télévision lors d’une émission absurde. La peur pour l’enfant – de ne pas tomber, de ne pas se cogner, de ne pas prendre froid, de ne pas se casser la jambe, de ne pas se brûler. La peur qui transforme souvent le parent en cruel monstre en train de communiquer impérativement avec son enfant. Ne touche pas au vase ! Ne saute pas dans la flaque ! Ne parle pas aux inconnus ! Ne parle pas quand on ne te demande rien ! Tu sais qui va venir si tu n’es pas sage ? Ce sont les cartes que les adultes sortent à chaque fois, parfois de peur, parfois d’indifférence, surtout s’ils doivent justifier leur propre attitude. Et ça se termine toujours par l’arrivée de croque-mitaine. Et je me pose la question de savoir pour quelle bonne raison impose-t-on cette peur chez nos enfants ? Pourquoi transforme-t-on leurs rêves en cauchemars ? Afin d’accélérer leur enfance, et les laisser traverser tout seuls la rivière de la peur et les attendre en face, bleus de nos problèmes ?

L’apparition de ce spectacle retentirait-elle de manière durable sur le public à Stara Zagora – je l’ignore. J’ignore aussi la durée de sa vie car il résiste à la tentation d’être drôle, léger, d’amuser le public abruti. Au contraire – il met le doigt sur les plaies, il serre la gorge, et qui, je demande à savoir qui aujourd’hui aime être montré du doigt, être tenu responsable de sa lâcheté et de son inaction. De telle personne n’existe pas !

En revanche, il y a autre chose que je considère comme importante et socialement significative. Et c’est le niveau de professionnalisme dont fait preuve Peur, et qui soulève deux questions en moi. La première est n’est-il pas venu le temps de la renaissance des spectacles de marionnettes pour adultes, d’autant plus si leur valeur ajoutée (artistique, esthétique, sociale, financière) est supérieure à celle des titres obligatoires du répertoire que tout institut national doit produire. À propos, n’est-il pas venu le moment de réfléchir à la création de conditions propices pour que ces spectacles continuent d’exister dans le cadre des engagements entrepris. D’où ma deuxième question – quelles sont les obstacles et les perspectives de la création d’un Centre de recherches théâtrales et de marionnettes – un laboratoire qui œuvrerait pour le développement du langage théâtral scénique dans le domaine du théâtre de marionnettes ; un laboratoire qui permettrait des rencontres entre les différents spécialistes – metteurs en scène, dramaturges, acteurs, scénographes, compositeurs, éclairagistes, théoriciens du théâtre qui travailleront ensemble pour le renfort des recherches créatrices concernant le théâtre de marionnettes pour adultes, terme très peu correct à mes yeux. Je considère qu’un seul festival dédié au théâtre de marionnettes pour adultes tous les deux ans est infiniment insuffisant, et je considère qu’il ne peut aucunement être une vitrine objective de l’état du répertoire national. D’autant que l’absence d’engagements ne pousse personne à travailler dans cette direction. Que se passe-t-il avec ceux qui veulent quand même développer leur troupe et leur répertoire ? C’est pour eux que je trouve utile l’existence d’un tel centre, travaillant selon le principe du workshop ou du work-in-progress pour développer annuellement tout ce qui n’arrive que de façon symptomatique aujourd’hui. Un endroit où des artistes de tous les théâtres de marionnettes et de tous les théâtres dramatiques pourront se réunir, réfléchir, réaliser leurs idées, et en ce sens voir s’accomplir collectivement leurs quêtes. Et je trouve que ce format doit être reconnu par le pouvoir central puisque ce sont ces mêmes artistes qui divertissent nos enfants les samedis et dimanches. À mes yeux quelqu’un devrait faire le premier pas et donner ainsi l’opportunité aux autres de le suivre. Sinon on continuera à faire les choses malgré tout ou par peur.

Sur le plan spirituel chaque douleur est une chance, mais seulement sur le plan spirituel !